Gros plan sur… la thèse de Nathan Ferret, sur les plateformes de live-streaming
Votre thèse, réalisée à l’EHESS sous la direction d’Arnaud Esquerre, porte sur les plateformes de live-streaming comme dispositifs de valorisation par mise en récit de soi. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet ?
La sociologie économique aborde relativement peu le rôle que peuvent tenir les récits dans les processus capitalistes de mise en valeur, surtout lorsqu’il s’agit de récits de soi. Pourtant, au sein d’une phase contemporaine du capitalisme où nombres de dispositifs de management, de marketing ou d’auto-entreprenariat en appellent à l’autoréalisation individuelle, le récit de soi apparaît comme une ressource omniprésente. Le recours croissant à la capacité à faire sens de soi et de sa biographie par des narrations singulières participe à la fois d’une intériorisation des contraintes sociales et d’un « individualisme expressif » contemporain (Allard & Vandenberghe, 2003), ouvrant la voie à de nouvelles formes de gouvernementalités et d’économicisation du lien social. Tour à tour, l’autonarration devient moyen d’accès à un financement ou à un emploi, support de storytelling commercial ou managérial, bien de consommation ou facteur de production pour un ensemble de marchés et de professionnels de la production de soi. Une grande part de l’économie de nos sociétés est ainsi encastrée au sein de la texture quotidienne des récits de soi. Ceci invite à analyser le temps de l’accumulation contemporaine comme un « temps raconté », au travers de l’entremêlement de l’organisation capitaliste des activités économiques et des « identités narratives » (Ricoeur, 1990).
Je cherche à analyser cet entrelacement des dynamiques de valorisation et de subjectivation narrative à partir du cas de la sphère numérique, et en son sein, des plateformes de streaming comme Twitch. Consistant pour des vidéastes (les « streamers » et « streameuses ») à se filmer en direct auprès d’un public (leurs « viewers ») en train d’effectuer diverses activités, le streaming est ainsi appréhendé dans ma thèse comme une forme de mise en récit de soi. Numériques, émergentes, interactives, multimodales, partagées et autoréférentielles, les caractéristiques des « autonarrations streamées » en font des dispositifs de monétisation de l’identité numérique des streamers et des streameuses et du lien social qu’ils et elles entretiennent avec leur public. En participant directement des récits de soi des streamers, les transferts monétaires du public rendus visibles à l’écran acquièrent une performativité socio-économique renouvelée : sur Twitch, la monétisation de l’activité des streamers est non seulement un événement concret, mais aussi un événement raconté à l’écran, source de réactions émotionnelles, d’enrôlement au don et d’identification collective à la réussite individuelle des vidéastes.
Ce mode de valorisation par mise en récit de soi est alors encadré par l’infrastructure de Twitch et son pouvoir d’intermédiation. Par son interface gamifiée, la gestion algorithmique des recommandations de chaînes et la socialisation professionnelle informelle qu’elle délivre à ses streamers, elle maximise la capacité du dispositif à convertir les présences expressives digitales en argent. Dans le cadre d’une telle plateformisation des activités de construction et d’exposition numérique de soi, le streaming est ainsi un dispositif de normalisation mais aussi d’exploitation du récit de soi. L’entreprise détenue par Amazon prélève 50% des revenus des abonnements mensuels souscrits par les viewers auprès de leurs streamers et propose l’achat d’une monnaie virtuelle (les « bits ») pour effectuer des dons en direct. Si, là comme ailleurs dans l’économie des plateformes, très peu de vidéastes parviennent à vivre de leur activité (seuls 0,4% génèrent plus de 1 000$ mensuels), la position monopolistique de Twitch et l’attrait croissant de l’activité (entre juillet 2021 et juillet 2022, 500 000 streamers y diffusaient en langue française) permet à la plateforme d’engranger des revenus conséquents (2,3 milliards de chiffre d’affaires en 2020, dont les 2/3 proviennent directement de la monétisation par streaming). Fer de lance de la numérisation des individualités, des loisirs et du lien social, elle constitue, en somme, un laboratoire idéal-typique de phénomènes macrosociaux plus diffus, dessinant les contours d’un capitalisme valorisant la narrativité constitutive des identités sociales : un capitalisme autonarratif.
Quels cadres théoriques avez-vous mobilisé pour aborder ces questions ?
Venant à l’origine de l’économie, j’essaye de relier le travail sociologique de terrain avec des constructions théoriques qui, comme le concept de « capitalisme », abordent de front la dimension abstraite et systémique des phénomènes socio-économiques. Le cadre général que j’applique est ainsi globalement marxiste, mais avec une variation centrale : j’essaie de montrer que la mise en valeur par le dispositif du streaming ne se réalise non par l’exploitation d’un « travail » mais au travers d’une infrastructure digitale de mise en récit de soi. Dans une perspective marxiste, ce sont les marchés qui construisent les produits du travail en marchandises et expriment un dédoublement des activités productives en « travail concret » source de valeur d’usage et en « travail abstrait » source de valeur d’échange. Ma thèse est alors que l’activité de mise en récit de soi est elle-aussi configurée en source de valeur, mais au travers d’un dispositif de streaming qui déploie d’autres formes de rapports sociaux que ceux à l’origine des échanges marchands et du travail abstrait.
Cette interrogation me conduit à intégrer les apports nombreux de la sociologie du travail sur les plateformes numériques (Naulin & Jourdain, 2019 ; Abdelnour & Méda, 2019), tout en effectuant un pas de côté pour montrer que, dans le cas du streaming, la mise en valeur de l’activité ne relève pas d’une « marchandisation ». La construction sociale de valeur n’y passe pas par la fixation d’un prix à des choses ou des services sur un marché. La rémunération et l’exploitation des streamers se réalisent selon des modalités bien spécifiques, organisées formellement sur la logique de dons spectacularisés. L’encadrement socio-technique des autonarrations streamées fait valeur des émotions, des vocations, de l’espoir et de la construction du lien social numérique, en instituant ainsi les streamers non comme travailleurs mais comme (auto)narrateurs. Dit autrement, si l’activité concrète peut être vécue comme un « travail » au sens sociologique de profession rémunérée supposant des compétences, au sens économique d’une théorie marxiste de la valeur, je montre qu’elle se laisse mal subsumer sous la catégorie de travail, fût-il « émotionnel », « vocationnel », « relationnel », relevant d’un « hope labor » ou d’un « digital labor ».
Comment avez-vous enquêté sur ce terrain ? Quelles données mobilisez-vous ?
Dans le cadre de mon enquête, Twitch est à la fois un terrain, mais aussi un outil de recherche. Le dispositif du streaming objective sous la forme sensible et collective de streams en direct une activité réflexive d’expression et de construction de soi qui reste habituellement introspective et donc difficilement accessible au regard scientifique autrement que par ses traces passées. Je mène ainsi d’abord une ethnographie des chaînes, à l’échelle microsociologique fine du déroulement en direct des streams, en étant attentif aux ordres d’interactions et à la structure narrative qui sous-tendent la construction de l’identité numérique des streamers, support d’identification collective et d’engagement monétaire pour leurs publics. L’ethnographie porte aussi sur les salons de discussion de l’application « discord » associés aux chaînes, formant un foyer de relations dites « communautaires » entre leurs utilisateurs.
Au niveau mésosociologique, je m’appuie sur le croisement de mes données quantitatives avec une cartographie du réseau des chaînes et des viewers de Twitch disponible en ligne. Elle fait apparaître l’espace du streaming comme hiérarchisé et segmenté en différentes régions socio-démographiquement marquées, tout en éclairant le pouvoir d’intermédiation original que détient la plateforme. J’ai également mené une ethnographie du salon « Twitch Con » organisé par Twitch, qui permet de mieux comprendre la relation de pouvoir spécifique à cette dernière : je l’analyse comme un salon de socialisation professionnelle et vocationnelle des streamers, encadré par la plateforme elle-même. En croisant ces observations avec mes entretiens biographiques avec des streamers au profil varié en termes de taille d’audience, de genre ou encore d’origine sociale, il m’est possible d’objectiver l’inscription du projet professionnel du streaming dans les trajectoires sociales et les carrières. Je montre l’importance paradoxale des trajectoires chaotiques des vidéastes, procurant des dispositions à faire sens de soi et de sa vie en en dehors des champs institués du travail ou de l’école ; dispositions qui deviennent alors de véritables ressources pour la conversion monétaire du lien social par autonarration sur Twitch. J’ai aussi mené des entretiens biographiques avec des viewers, afin d’étudier en miroir la teneur de leur engagement sur les chaînes qu’ils suivent et l’inscription de leurs usages de Twitch dans leurs quotidiens différenciés.
Enfin, j’ai constitué deux bases de données qui permettent de mieux cerner la structure de la population des viewers et des streamers, leurs usages du streaming et les déterminants de l’économie propre à l’activité. La première concerne les viewers et a été constituée en avril 2021, lors du troisième confinement mis en place face au coronavirus, avec l’aide des streamers eux-mêmes : ces derniers ont diffusé le lien d’un questionnaire auprès de leur public, en utilisant tous les canaux de visibilité associés à Twitch. La grande réussite de cette collecte de données – j’ai obtenu près de 3500 réponses à ce questionnaire de 200 variables – illustre alors indirectement l’efficacité de l’activité « d’influence » sur Twitch, tout en permettant l’exploration des déterminants des transferts monétaires aux streamers. La seconde base concerne les chaînes (n=976), leur efficacité en termes de revenus générés et de captation d’audience, mais aussi le type de contenu qu’elles diffusent, leur date de création, le genre des streamers, leur âge ou encore les autres médias sociaux auxquels ils et elles renvoient (d’Instagram à TikTok).
Quelles premières conclusions tirez-vous de votre enquête ? Quels sont vos premiers résultats ?
Je peux dégager deux premiers résultats de l’enquête, correspondant aux deux niveaux micro et macrosocial du mode de valorisation par streaming. Le premier est celui de la mise en évidence, à l’échelle du déroulement des streams, de la structure narrative des récits de soi streamés, témoignant de la logique socio-économique de l’activité. Ceux-ci reposent sur une inversion fondamentale de la relation narratologique classique entre l’intrigue et le personnage : ce ne sont pas des récits autobiographiques qui identifieraient les streamers par leur inscription dans une intrigue de vie cohérente et préétablie. Plutôt, dans les streams, la caractérisation de la personnalité des streamers est première ; l’intrigue découle de l’identification du personnage qui la génère, et non l’inverse. Fondés sur une mise à l’écran de la chaîne d’actions (de communication avec le public ou d’interaction avec les jeux) / réactions des streamers (notamment émotionnelles, au travers de la mise à l’écran des visages affectés), les streams transfigurent le sens pratique des dispositions à agir et à réagir en sens narratif de récits de soi partagés : l’homologie sociale que je mets en lumière (entre les streamers et leurs viewers, et entre les viewers entre eux) s’y dédouble en communauté symbolique, exprimée par l’activité des streamers.
A l’échelle de l’inscription du streaming dans l’espace social en général, j’ai mis en évidence d’une part la reconduction des différences sociales d’expression narrative de soi en différences économiques et, d’autre part, l’importance des formes d’exclusion des champs du travail ou de l’école dans la propension à l’engagement socio-économique sur la plateforme de la part des viewers. Au travers d’ACM et de régressions notamment, je montre comment les caractéristiques sociales objectives des streamers (leur genre, leur âge, leur origine sociale etc.) impriment à leurs récits de soi streamés des caractéristiques socialement marquées et comment, enfin, ces caractéristiques sont plus ou moins convertibles en valeur économique par le dispositif du streaming. Si les hommes, par exemple, ont tendance à se raconter de façon privilégiée par le jeu comme support d’expression de compétences ludiques et de performances, les femmes, elles, construisent davantage un « soi affecté » par la relation avec le public et ont alors plus de chance de recevoir des revenus de dons et d’abonnement que les hommes, toutes choses égales par ailleurs. En parallèle, je resitue l’efficacité économique variée des chaînes au sein de l’étude de leur public respectif, en montrant comment la population jeune, précaire et surdiplômée des viewers (particulièrement touchée par le chômage et l’inflation scolaire) trouve dans Twitch une forme de lien social numérique identitaire. Enfin, en resituant Twitch dans l’espace plus général du streaming sur internet (le dispositif s’étant diffusé à l’ensemble de la sphère numérique, de Facebook à YouTube en passant par TikTok), je montre que la plateforme en constitue le pôle le plus favorisé culturellement, en opposition à des applications comme TikTok. Une comparaison des autonarrations sur les deux plateformes pourrait ainsi aider à mieux comprendre comment de telles plateformes numériques autonarratives parviennent à recouvrir le large spectre des manières socialement situées de se raconter.
Liens sur des publications de Nathan Ferret
Ferret N. (2023), Le stream comme autonarration. Eléments pour une socio-narratologie du live-streaming, Cahiers de narratologie, à paraître.
Ferret N. (2022), Ethnographier sur la plateforme Twitch. Enjeux, limites et méthodes de l’enquête par streaming, Socio-anthropologie, 45, 139-155, https://journals.openedition.org/socio-anthropologie/11375
Ferret N. (2021), Le jeu est à l’espace ce que le récit est au temps. Une anthropologie ricoeurienne du jeu comme mimesis spatiale, Études ricœuriennes /Ricœur Studies, 12(2), 44-56, https://ricoeur.pitt.edu/ojs/index.php/ricoeur/article/view/561
Références
Abdelnour S. & Méda D. (dir.) (2019), Les nouveaux travailleurs des applis, PUF/Vie des idées.
Allard L. & Vandenberghe F. (2003), Express yourself ! Les pages perso entre légitimation technopolitique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer to peer, Réseaux, 117, 191-219.
Naulin S & Jourdain A. (dir.) (2019), The Social Meaning of Extra Money: Capitalism and the Commodification of Domestic and Leisure Activities, Palgrave Macmillan.
Ricoeur P. (1990), Soi-même comme un autre, Le Seuil.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
R. Le Velly (15 février 2023). Gros plan sur… la thèse de Nathan Ferret, sur les plateformes de live-streaming. Sociologie économique. Consulté le 8 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ub1d