Gros plan sur… La thèse de Hélène Demilly, sur les politiques de « mixité » femmes-hommes en entreprise
Le carnet du RT12 braque régulièrement le projecteur sur un travail de recherche de doctorat en cours. Aujourd’hui, nous nous intéressons au travail de Hélène Demilly, doctorante en sociologie de 2016 à 2023, au laboratoire IDHES et Centre Maurice Halbwachs, sous la direction de Valérie Boussard et Laure Bereni.
Votre thèse, réalisée à l’IDHES et au Centre Maurice Halbwachs sous la direction de Valérie Boussard et Laure Bereni, porte sur les politiques managériales de « mixité » femmes-hommes et leurs appropriations par les salarié·es. Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ce sujet ?
Dans les années 2010, peu avant le mouvement #MeToo, les idées féministes et l’exigence d’égalité commençaient à être de plus en plus présentes et légitimes, notamment dans les médias et en politique. Or, dans le même temps, les organisations s’emparaient aussi de ce sujet par leurs politiques managériales. C’est ce qui m’a amenée à me demander si et comment les entreprises, elles aussi, contribuaient à façonner la compréhension contemporaine de l’égalité.
Même si d’autres recherches s’étaient intéressées à des acteur·trices qui portaient la cause des femmes et de la lutte contre les discriminations dans le champ économique (Blanchard et al. 2013 ; Bereni 2023), les processus de construction de ces politiques au sein des organisations avaient peu fait l’objet d’enquêtes ethnographiques, et il me semblait intéressant de les mettre au jour. Ma recherche est aussi partie d’un constat : en matière de lutte contre les discriminations, les politiques que les organisations – et notamment les entreprises – mettent en place reposent très largement sur du discours. Elles vont surtout chercher à sensibiliser les salarié·es par des formations ou des supports de communication, tandis que peu de choses changent en pratique concernant l’organisation du travail et des carrières. C’est d’ailleurs généralement la critique qui leur est adressée, car tout cet effort de communication apparaît comme un moyen de dissimuler les défaillances de l’organisation. Il me semblait cependant que la question des effets possibles de ces discours était encore peu traitée par les travaux existants, qui soulignaient plutôt leur incapacité à subvertir concrètement les inégalités (Kalev, Dobbin et Kelly 2006 ; Jacquemart et al. 2016), ou les analysaient pour eux-mêmes, afin de souligner leur dépolitisation (Laufer 2009 ; Pochic 2022). Or, c’est ce que j’ai voulu vérifier avec cette enquête : peut-on parler d’un effet dépolitisant concret des politiques managériales ? Comment ces dispositifs d’entreprise sont-ils reçus par les salarié·es ? Comment cette influence éventuelle s’articule-t-elle avec les autres conceptions de la cause des femmes et de l’égalité auxquelles elles et ils ont été exposé·es, ainsi qu’avec leurs pratiques ?
Quels cadres théoriques avez-vous mobilisé pour aborder ces questions ?
Ma thèse croise trois objets de recherche : le genre dans les organisations, les politiques managériales d’égalité, et l’appropriation des idées féministes. J’ai donc mobilisé une perspective qui emprunte à la sociologie du travail et des organisations, en particulier lorsqu’il s’agissait de s’intéresser aux différent·es acteur·trices qui portent et conçoivent la politique mixité. Cela me permettait notamment d’aborder la manière dont cette politique s’inscrivait dans des rapports de pouvoir internes à l’organisation : elle permettait par exemple aux top managers de stigmatiser les managers intermédiaires ou de proximité, en soulignant leur responsabilité dans la construction des inégalités, censée être symptomatique d’une « résistance au changement » plus générale.
Je me suis aussi appuyée sur la sociologie de la gestion pour accorder une attention particulière aux dispositifs, à la manière dont ils sont produits, mais aussi à leurs effets propres. Il s’agit d’aborder la gestion comme une « pratique discursive » (Boussard 2008), produisant des dispositifs qui recèlent une dimension performative. J’ai donc consacré deux chapitres aux dispositifs de la mixité : actions de communication, diagnostic « qualitatif » et statistique… Dans cette perspective, je me suis inspirée des approches néo-institutionnalistes, notamment des travaux de Lauren Edelman sur la « managérialisation du droit » (Edelman 2016) dans les organisations, tout en nuançant la centralité du cadre juridique dans l’élaboration des politiques de mixité.
Enfin, je m’inscris aussi dans une « approche microsociologique des idées politiques », qui s’inspire notamment des law consciousness studies et des cultural studies (Jacquemart et Albenga 2015). Il s’agit d’appréhender la complexité des idées politiques, en confrontant l’autoidentification comme « féministe » avec les autres idées exprimées par les enquêté·es sur ces sujets, ainsi qu’avec leurs pratiques. Une même femme peut par exemple déclarer qu’elle n’est pas féministe, mais affirmer néanmoins que les femmes devraient être les égales des hommes. Elle peut aussi rejeter l’ensemble de ces idées, mais avoir des pratiques plutôt égalitaires au sein de son couple ou avec les autres femmes de son collectif de travail.
Comment enquêtez-vous (ou avez-vous enquêté) sur ce terrain ? Quelles données mobilisez-vous ?
J’ai d’abord réalisé une enquête ethnographique de six mois à temps plein dans une banque coopérative, dont le siège était situé en région. J’y faisais office de stagiaire auprès de la Mission Mixité, une nouvelle structure chargée de déployer un programme managérial d’égalité. Mon statut de doctorante et l’objet de ma thèse étaient connus des acteur·trices, et me conférait parfois un rôle d’experte à leurs yeux. J’ai aussi réalisé une vingtaine d’entretiens avec des acteur·trices participant au déploiement de la « Mission Mixité ». Cette enquête devait au départ adopter une démarche comparatiste avec l’Allemagne, mais j’ai dû abandonner cette dimension en raison de difficultés d’accès au terrain intervenues entretemps à Francfort-sur-le-Main – je crois que cela témoigne surtout d’une difficulté générale d’accès aux entreprises outre-Rhin.
À partir de mars 2020, j’ai donc recentré ma recherche sur une approche monographique, et réalisé une deuxième série de quarante-cinq entretiens, cette fois avec des cadres et salarié·es des niveaux intermédiaires qui n’avaient pas de lien avec le service mixité. Elles et ils sont plus éloigné·es de ces politiques que les cadres supérieur·es, mais peuvent néanmoins s’identifier comme des cibles potentielles de la mixité. Je les interrogeais à la fois sur leur trajectoire, leur travail, et sur leurs représentations concernant le féminisme et l’égalité.
Les données que je mobilise sont donc de plusieurs ordres. Concernant le déploiement de la politique, j’ai analysé assez largement le matériau issu de mes observations, qui permettait de rendre compte de la manière dont la mixité était élaborée en situation, au cours des interactions entre les acteur·trices. Je me suis aussi beaucoup appuyée sur les nombreux documents auxquels j’avais accès, qu’il s’agisse de documents de travail de la Mission ou de supports de communication interne. Enfin, les entretiens m’ont permis d’étudier la configuration des inégalités de carrière dans l’entreprise, et les rapports à la féminité et à la masculinité face à la diffusion d’une norme égalitaire au travail.
Quels sont vos éléments d’analyse ? Quelles conclusions tirez-vous dans votre thèse ?
L’enquête m’a permis d’enrichir la compréhension des politiques de mixité, en montrant que ce n’était pas uniquement pour les entreprises un enjeu d’image ou une réponse aux évolutions juridiques (comme le soulignent notamment les analyses de Lauren Edelman sur la « managérialisation du droit »). Dans l’entreprise que j’ai étudiée, la direction et les promoteur·trices de la mixité conçoivent celle-ci comme un « vecteur » de modernisation. Dans leurs discours, l’égalité entre les sexes est présentée comme une valeur éminemment contemporaine, et la rhétorique et la logique de la mixité consistent alors à lier modernité sociale et modernité managériale.
Cette politique permet ainsi de présenter sous un jour favorable certaines évolutions du travail et des systèmes de carrière, qui suscitent des résistances tant syndicales que managériales dans l’entreprise. La banque met en œuvre une stratégie qui s’inscrit dans les tendances contemporaines du management (lean management, individualisation des parcours, contrôle des salarié·es par les outils informatiques), ce qui a suscité plusieurs mouvements sociaux. En réponse à ces mouvements, une formation avait été dispensée aux managers, désignés comme responsables de ce mécontentement, pour les enjoindre à mettre en œuvre des pratiques de dialogue avec leurs subordonné·es, mais elle avait reçu des réactions très négatives. Or, les dispositifs de la mixité promeuvent l’ambition individuelle (des femmes) comme les compétences relationnelles (des hommes), et se font donc les relais des injonctions à être un·e entrepreneur·euse de sa carrière, ou un·e manager qui fait preuve de « leadership » plutôt que d’autorité : cette injonction était en effet au cœur de toutes les adresses que faisaient les dirigeants à destination des managers.
Cette recherche montre aussi que la réception des discours sur la mixité n’est pas uniforme. Elle dépend de logiques de genre et de classe, mais aussi des « cultures » organisationnelles. Mon enquête de terrain a permis de mettre en évidence une partition entre le siège et les filiales, au sein desquels les cadres sont situées dans des métropoles, diplômé·es et davantage issu·es des classes moyennes et supérieures, et la banque de détail. Dans cette dernière, les directeur·trices d’agence et leurs supérieur·es viennent plutôt des petites classes moyennes et des classes populaires stabilisées, sont entré·es dans la banque avec un niveau de diplôme à Bac+2 ou Bac+3. Elles et ils exercent majoritairement en milieu rural ou dans des villes moyennes, et ont progressé dans la hiérarchie grâce à la promotion interne, avec un système de gestion des carrières très formalisé qui n’est pas sans rappeler celui de la fonction publique. Les discours sur la mixité donnent alors à l’ouverture à l’égard des valeurs d’égalité un caractère distinctif chez les hommes, et permettent ainsi à certains cadres de promotion, issus de la banque de détail, de revendiquer une masculinité « moderne », assimilée aux classes supérieures. Ils suscitent toutefois aussi des résistances, qui s’expriment dans la banque de détail au nom de la méritocratie. Chez les femmes, d’ailleurs, les discours élitistes sur le travail de soi et le développement individuel du « talent » trouvent un écho auprès des cadres du siège et des filiales, mais celles de la banque de détail continuent plutôt de revendiquer la reconnaissance du « mérite », entendu comme sens du travail et de l’effort.
On perçoit ainsi toute l’ambivalence de ces politiques : si elles peuvent contribuer à légitimer la cause des femmes, c’est dans une acception qui reste conforme aux intérêts managériaux. La mixité n’est pas accueillie sans distance critique par les salarié·es, mais on constate une grande difficulté à faire valoir d’autres conceptions de l’égalité, qui se trouvent alors marginalisées dans l’organisation. Dans le même temps, elle rend aussi la défense de l’égalité plus acceptable auprès de nombreux·euses cadres, notamment des femmes qui restent très défiantes à l’égard du militantisme et du féminisme.
Liens à ajouter :
Publications de l’auteure :
DEMILLY Hélène, « (Dé)chiffrer la « mixité ». Usages et appropriations de la quantification dans un programme managérial d’égalité professionnelle », Sociologies pratiques, 2020/1 (N° 40), p. 95-104. DOI : 10.3917/sopr.040.0095. URL : https://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2020-1-page-95.htm
Autres références :
Blanchard Soline, Boni-Le Goff Isabel et Rabier Marion (2013), « Une cause de riches ? », Sociétés contemporaines, vol. 1, n° 89, p. 101‑130. DOI : 10.3917/soco.089.0101
Bereni Laure (2023), Le management de la vertu: La diversité en entreprise à New York et Paris, Paris, Presses de Sciences Po
Boussard Valérie (2008), Sociologie de la gestion: les faiseurs de performance, Paris, Belin
Edelman Lauren B (2016), Working law: Courts, corporations, and symbolic civil rights, Chicago, University of Chicago Press
Kalev, Alexandra, Dobbin Frank and Kelly Erin (2006), “Best practices or best guesses? Assessing the efficacy of corporate affirmative action and diversity policies”, American sociological review, vol. 71, n° 4, pp. 589-617. DOI : 10.1177/000312240607100404
Jacquemart Alban et Albenga Viviane (2015), « Pour une approche microsociologique des idées politiques. Les appropriations ordinaires des idées féministes », Politix, n° 109, pp. 7-20. DOI : 10.3917/pox.109.0007
Laufer Jacqueline (2009), « L’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes est-elle soluble dans la diversité ? », Travail, genre et sociétés, nº 21, pp. 29-54. DOI : 10.3917/tgs.021.0029
Pochic Sophie (2022), « Le féminisme de marché, ou comment la demande d’égalité « pour toutes » est devenue une égalité pour certaines », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 241, pp. 16-35. DOI : 10.3917/arss.241.0016
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Melchior Simioni (26 octobre 2024). Gros plan sur… La thèse de Hélène Demilly, sur les politiques de « mixité » femmes-hommes en entreprise. Sociologie économique. Consulté le 10 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12kz8